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accusés de 'jeu dangereux'
'PLANCHE à roulettes interdite. Arrêté conjoint du maire de Paris et du préfet de police du 3 février 1978.' Il est 19 heures. Comme chaque soir, des 'accros' du skate évoluent sur l'esplanade juchée entre le palais de Tokyo et le musée d'Art moderne, dans le 16e arrondissement de Paris. Philippe se préoccupe peu de l'avertissement scotché derrière une vitre sale. Le garçon à la tignasse blonde s'élance sur un skateboard. Son tee-shirt blanc est trempé de sueur. Une fois encore, l'étudiant prend son élan. Pendant ce temps, Olivier et Vincent slaloment entre les colonnes. Les roues en polyuréthanne se régalent des dalles blanches. Leurs skates dérapent sur les marches et claquent au bas des escaliers. Soudain Philippe s'envole. La planche exécute une double rotation sous ses pieds avant de retrouver sa trajectoire. Un dérapage maîtrisé l'arrête net au pied des escaliers. Applaudissements de ses camarades. Philippe vient de réussir un '3/6 flipe' impeccable. L'arrêté municipal et préfectoral n'y change rien. Le parvis du palais de Tokyo est au skateboard ce que le Trocadéro est aux rollers: le temple de la glisse urbaine. Pas de piéton, pas de voiture, des obstacles à dompter, l'esthétisme en prime avec vue sur la tour Eiffel...
Qui se transforme en cauchemar quand l'interdiction devient réalité. 'La brigade anticriminalité nous contrôle, les agents en uniforme nous virent!', accuse Olivier. Quand pointe un képi, le piéton assiste à un spectacle surprenant. Chemise au vent et casquette vissée sur la tête, des dizaines de jeunes garçons déferlent à toute vitesse sur les trottoirs. Ils fuient la menace d'une contravention pour 'jeu dangereux sur la voie publique'. Si elles restent souvent sans suite, les verbalisations n'en sont pas moins fréquentes. Dominique perd patience. L'étudiant en mathématiques appliquées aux sciences sociales a déjà essuyé trois contraventions. 'La dernière, c'était rue des Saint-Pères parce que j'étais 'récidiviste après de multiples avertissements'. J'ai écopé du 'cas nø 5' qui prévoit une comparution devant le tribunal'. Samir, inscrit en licence de géotechnique est également convoqué au tribunal parce qu'il 'skatait sur les trottoirs du Luxembourg'.
Les cas de ce genre se multiplient. Le record est atteint rue des Saints-Pères, en novembre dernier, avec 37 convocations distribuées le même samedi après-midi. 'Des agents sont arrivés des deux cotés pour nous coincer, se souvient Ambrogio du haut de ses seize ans. Il n'y avait pas eu d'incident. On skatait, c'est tout.' C'est déjà trop. Les skateurs s'exposent à une amende de 900 francs. Dans le meilleur des cas, ils sont convoqués devant le juge. Et comme ce dernier est surchargé d'affaires plus graves, il classe le dossier. Certains parents, choqués, disent avoir porté plainte pour 'abus d'autorité'. Le père d'Ambrogio a même décidé de créer une association pour regrouper les skateurs. 'Les endroits où ils peuvent se rendre se font de plus en plus rares. Le problème c'est qu'ils n'ont aucun interlocuteur pour en parler.'
En réalité, les poursuites aboutissent rarement à des sanctions. En abandonnant les procédures, la préfecture de Paris admet que son but n'est pas de punir. Mais plutôt de contenir un phénomène en pleine expansion. En l'absence de chiffres officiels, le nombre des skateurs est estimé à plusieurs dizaines de milliers, celui des rollers à six cent mille. L'explosion des sports de glisse urbaine prend de court les autorités tant pour l'aménagement de l'espace que pour l'adaptation de la loi. 'Les skateurs évoluent dans un vide juridique', explique Véronique, avocate au barreau de Paris. 'Ils ne sont assimilés ni à des piétons ni à des vélos. Ils n'ont donc droit ni aux trottoirs ni aux pistes cyclables. La pratique n'est pas autorisée dans les espaces publics, insiste-t-elle, mais simplement tolérée.' Les rollers, eux, sont assimilés aux piétons. En vertu de quoi, le Code de la route les oblige à évoluer sur les trottoirs mais leur interdit les pistes cyclables. Le statut du skateboard, qui s'est imposé plus tardivement, n'a pas encore été abordé.
Conscient de ce vide, le ministère de la Jeunesse et des Sports planche actuellement sur le statut des skateurs. Plusieurs études ont été commandées auprès de sociologues et d'urbanistes. 'Nous voulons prendre en compte les spécificités de cette discipline, informe Danièle Delay à la direction des Sports, et la manière dont les skateurs se perçoivent eux-mêmes. Nous avons d'ores et déjà relevé qu'il s'agit d'une pratique mixte, qui s'exerce à la fois dans la rue et dans les parcs aménagés.'
Refoulés malgré eux, les skateurs revendiquent leur place dans la ville. 'C'est une erreur de nous éloigner', soupire Sébastien, directeur artistique du magasine 'Suggar', spécialisé dans le skateboard. 'Notre présence est incompatible avec celle des dealers, parce qu'on attire les regards des promeneurs et les contrôles de flics.' C'est pourtant cette pratique sauvage qui agace le plus les riverains. Les ennemis jurés de Francine, reporter-photographe, encerclent inlassablement le bassin de la place des Innocents, à Paris. Taille basse et pantalons larges, leurs drôles de silhouettes oscillent une jambe dans les airs, le regard fixé sur la planche. Quand l'élan est suffisant les skates s'envolent, sous les yeux ravis des curieux. Alors Francine sort de sa réserve habituelle pour dire son 'ras-le-bol' d'entendre claquer les planches sous ses fenêtres. Même reproche rue des Quatre-Fils. 'Les comptables gueulent parce qu'ils ne peuvent plus compter', s'esclaffe Clément, treize ans, sa planche à la main. En plus du bruit, le responsable logistique de la gare de Lyon s'inquiète des dégâts matériels. 'Ils glissent sur les barres qui servent à délimiter les parkings', explique le cheminot. 'Non seulement, ils arrachent la peinture, mais parfois ils esquintent les carrosseries.' Alors à mesure que progresse le nombre de pratiquants, la Ville de Paris réagit en condamnant les plus beaux 'spots' : ces lieux prisés des skateurs. Des barres de fer ont été installées, fin 1997, sur le bord des bassins du boulevard Richard Lenoir, ainsi que sur les marches de la rue des Saints-Pères. Du sable a recouvert les bassins de la tour Eiffel. Leur vidange était l'occasion d'un rendez-vous annuel très attendu des skateurs... et très redouté des pouvoirs publics.
La déferlante skate de ces dernières années n'y a rien changé. La planche à roulettes est en mal de reconnaissance. Trois chercheurs du CNRS viennent quand même de lui consacrer dix années de travail (1). 'Les skateurs sont victimes d'une forme de diabolisation parce qu'ils sont perçus comme des jeunes dangereux', rapporte Marie Cipriani-Crauste, psychosociologue. 'Ce qui effraie, observe-t-elle, c'est que le non-initié ignore s'il peut communiquer avec eux. Car pour se reconnaître, ils adoptent un style vestimentaire et un langage qui ne sont pas les nôtres. Le partage de la culture 'fun' leur permet de s'identifier d'un continent à l'autre. Ils forment une sorte de 'tribu' internationale autour d'un sport qui n'est pas à la portée de tout le monde.' Et qui fait de plus plus d'émules. 'Quand tu plonges dedans, ça devient une vraie passion', s'exclame Samuel, dix-huit ans. L'étudiant s'est laissé prendre par l'ivresse de la planche il y a quatre ans. 'C'est un sport qui exprime le besoin de s'évader', raconte-t-il. 'L'esprit skate va à l'encontre des codes établis, ceux de l'école en particulier. Tu t'exerces tout seul. C'est cette forme d'individualisme qui m'a plu.' Et qui séduit la plupart des skateurs.
Pour les accueillir, des lieux spécifiques avaient été imaginés au début des années 1980. Mais les premiers skateparks ont été détruits rapidement. En 1983, le parking du Zénith a remplacé les rampes d'entraînement à Issy-les-Moulineaux. Seulement deux subsistent aux abords de la capitale: l'un à Balard, l'autre à Versailles. C'est pourtant la solution qu'ont retenue des villes de province. A Toulouse, par exemple, le piéton n'est pas plus prêteur qu'à Paris. Pour remédier à une cohabitation difficile dans le centre-ville, la capitale occitane a inauguré, en février dernier, un skatepark situé à moins de 2 kilomètres du Capitole. L'infrastructure qui a coûté 600.000 francs est mise à disposition gratuitement. 'Le parc ne résout pas tous les problèmes, car le skate est une activité de liberté, reconnaît Jean-Claude Paix, adjoint au maire chargé des Sports. Mais la grande majorité des skateurs a quitté le centre urbain.' La construction d'un second équipement est même envisagée. Et Guillaume, un skateur toulousain, se laisse à rêver 'de blocs comme en ville' pour s'exercer.
Recréer la ville pour s'y substituer serait-il une solution? 'On voudrait un skatepark qui ressemble à des bouts de quartiers', acquiesce Rémy Walter, vice-président du skateboard-club de Paris. Car les skateurs cherchent à affronter la réalité de leur environnement. Ils sont à l'affût du mobilier urbain susceptible de mettre à l'épreuve leur dextérité. Résolument partisan des espaces aménagés, Rémy Walter milite pour en faire des 'lieux de construction sociale'. 'Je crois que les skateparks devraient être l'occasion pour les jeunes de révéler leur talent, poursuit-il, mais aussi d'accéder aux nouvelles technologies ou de s'engager dans la prévention contre la drogue.' En revanche, il avertit que les lieux aménagés ne sauraient suffire. Il appelle à davantage de 'tolérance' à l'égard de la pratique de rue. 'Le street-style, dit-il, c'est l'art de transformer le béton mort et moche en objet de plaisir.' Pour les trois chercheurs du CNRS, le skate se trouve au coeur des débats urbains sur la place des jeunes dans la ville. 'Il convient donc d'aborder avec eux le partage des espaces publics.' La communauté est prévenue. Le skateur est un enfant de la ville qui raffole du bitume et de ses formes. Arrêté municipal ou non, il n'abandonnera pas la chaussée.
ALINE ANDREA.
(1) L'étude réalisée conjointement par Marie Cipriani-Crauste, psychosociologue, Claire Calogirou, ethnologue, et Marc Touché, sociologue, est présentée au musée des Arts et Traditions populaires à Paris, sous le thème 'Skater la ville'. L'exposition est ouverte jusqu'au 5 octobre 1998.
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